jeudi, novembre 3

Soyez rebelles





Soyez rebelles, roulez
sans compteur !
D’où vient tout le malheur des cyclistes ?
Des automobilistes, répondront les usagers de la voirie. Des autres cyclistes, répondront ceux qui ont l’esprit de compétition. De la maréchaussée, répondront les esprits frondeurs. De ma femme qui m’empêche de rouler, répondront les mal mariés. De mes enfants qui ne veulent pas rouler, répondront celles et ceux qui, dans l’abandon des sens, ont procréé.
A tous ceux-ci, je dis qu’ils sont dans l’erreur. Frères et soeurs vélocipédiques, vous vous fourvoyez, vous prenez le messie pour une lanterne ! Non, tout le malheur des cyclistes vient du compteur. C’est dans ce minuscule boîtier, parfois même dépourvu de fil, que se cache le diable. Cette évidence m’est venue progressivement,au fur et à mesure que s’éteignaient les batteries de mes compteurs et que s’estompait l’affichage digital. Un à un, sur mes VTT et mes vélos de route, les compteurs se sont tus. Bientôt, je pédalai sans autre indicateur que l’épaisseur de mon souffle et la percussion de mon coeur. Fini, le mouchardage des chiffres ! Je m’étais libéré de la dictature vélocimétrique. Car, avec les années, j’avais développé une surprenante mémoire des chiffres : je savais qu’ici, dans le col du Jaun, juste avant le pont, j’étais à 11 km/h et qu’après, avant le tunnel, je pouvais tenir du 12 km/h. L’âge avançant, ces repères n’étaient plus que des souvenirs ici, je plafonnais à 10,5 et là à 11,1. Une fois même, je devais avoir la grippe, ou bien j’avais dû crever de l’arrière, je n’avais vu plus qu’une unité sur le compteur, du genre 9,9... Un traumatisme. J’étais rentré la tête basse et la mine déconfite, persuadé que l’andropause venait de me foudroyer en pleine ascension. La testostérone s’en était allée, bientôt les cheveux du vertex la suivraient. J’étais à la veille de l’alopécie cycliste. « Qu’as-tu ? », avait demandé celle qui partage ma vie. « Je suis passé en-dessous de 10 », avais-je répondu.Tout était dit, nous pleurâmes de concert sur ma jeunesse enfuie. Sans compteur, c’est un autre cyclisme : la pente n’est pas moins dure, mais elle est muette. Il ne reste que les sensations pour tout indice, la fréquence du pédalage et l’aisance de la respiration. Peut-être me suis je traîné à moins de 10 km/h, mais je me suis traîné dans le bonheur. Bienheureux, les ignorants ! Quelle est la morale de cette histoire ? Eh ! bien, pour ma part, je vois le compteur cycliste comme le symbole de notre société malade de performance : tout se compte, tout se mesure, tout se classe. Le productivisme est notre seul modèle. PIB, PNB, Swiss Market Index et bientôt le BIN (indice exclusif du Bonheur Intérieur). Dans ce contexte, rouler sans compteur est un acte altermondialiste.

Jean Ammann .
Journaliste au journal La Liberté
et au magazine Veloromand.

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